La cathédrale et nous

I

On ne devrait jamais être seul au crépuscule, trop de tristesses vous assaillent qui tout le jour s'étaient tues. L'odeur chaude des rues suffoque, c'est en vain qu'on se penche au balcon dans l'attente d'un souffle d'air. Parfois dès le matin je redoute ces instants inévitables, et ce soir là, le couchant sans faste n'ayant su me détourner de moi-même, je n'y pus tenir.

J'allai finir la soirée chez un ami dans le quartier du Luxembourg. Plusieurs de mes camarades s'y trouvant réunis, leurs enthousiasmes eurent tôt fait de déblayer ma tristesse.

Nous formions ce que l'on appelle une bande ; non pas que régnât parmi nous cette intimité bruyante qu'on rencontre d'habitude dans ces sortes d'associations. Une attitude identique devant la vie nous avait liés d'une véritable amitié.

D'éducation, de situation nous étions extrêmement différents, et sans ce pessimisme indulgent avec lequel nous jugions tout, jamais nous n'eussions été réunis. Plus profondément peut-être encore nous rapprochait un sentiment identique du ridicule ; rien ne scelle une amitié comme rire des mêmes choses.

D'où nous venait ce pessimisme, que rien, semblait-il, ne présageait ? Nous étions tous un peu les enfants d'un désespoir. Élevés pendant la guerre, et pendant cette paix qui fut, je crois, plus dramatique et décevante encore, nous avions appris que la vie étant mauvaise il faut se garder de la prendre trop au sérieux. Pourtant, me direz-vous, vous proclamiez très haut votre amour de la vie ? Eh ! oui, mais cet amour en fut la négation même. Nous étions si persuadés que l'avenir serait à l'image du passé, tissé de catastrophes, que la vie pour nous se résorba dans l'instant présent. En un paroxysme de désespoir nous le saisîmes passionnément.

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Par ce soir de juin, notre bande se trouvait « au complet ». Marc, Vitalis, qui parmi nous jouait un peu le rôle de chef, Alain et moi, nous devisions à bâtons rompus selon notre habitude, effleurant le plus d'idées possible sans grand souci de les approfondir, quand Gilbert nous appela.

« Remarquez, nous dit-il, comme tout est silencieux ce soir ».

Nous nous penchâmes au balcon. Insensiblement tout s'était liquéfié dans la nuit, du jour il ne restait qu'une bande un peu sale vers l'horizon, et qui sans doute persisterait jusqu'au matin...

« Pâle étoile du soir »... murmura Gilbert.

Marc l'interrompit : « Non, je t'en supplie. Assez de vaseline : devant une nuit pareille récite au moins du Péguy ! O ma nuit étoilée : Je t'ai crée la première... »

« Connaissez-vous, leur demandai-je, lorsque Marc eût fini, cette statue du Portail Nord où Dieu, créant le jour et la nuit, pleure. Un Dieu coiffé d'un bonnet de juif, accoudé sur son genou, voit s'éloigner ses deux nouveaux enfants qui se tiennent la main, - peut-être un peu comme Adam et Ève s'éloigneront du Paradis... Ne croyez-vous pas que cette statue inspira Péguy : il connaissait bien la Cathédrale... »

 Aucun d'eux ne répondit. Chacun évoquait dans son esprit une visite antérieure, peut-être bâclée, dont pourtant il conservait, comme les voyageurs de l'antiquité qui s'étaient penchés sur le gouffre des enfers, la sensation d'avoir côtoyé l'au-delà.

Étoile de la Mer, voici la lourde nappe

Et la houle profonde...

L'incantation montait dans la nuit, retraçant chaque instant du paysage que si souvent parcourut Péguy.

Vous nous voyez marcher sur cette route droite

Tout poudreux, tout crottés, la pluie entre les dents,

Sur ce large éventail...

« Si nous partions pour la Cathédrale, interrompit Vitalis, qui jusqu'ici n'avait rien dit. Si nous partions à pied. Tout de suite ? »

« A pied, tu n'y songes pas, répondit Gilbert, prenons plutôt la voiture d'Alain ; nous y serons dans deux heures...

Marc intervint : « Pourquoi ne pas attendre jusqu'à demain ; nous ne verrions rien ce soir... En partant tôt nous arriverons pour ces heures matinales où la fraicheur de la lumière s'harmonise si parfaitement à la délicatesse de la pierre ».